dimanche 4 mars 2012

Comment rendre un tableau inutile ?

L’urgence, le flou, la précipitation, l’excès de zèle, l’imprécision, etc : il y a mille et unes raisons de fabriquer un tableau Excel illisible, inexploitable et, in fine, inutile. Je ne parle pas ici du tableau qu’on crée pour soi-même : celui-là, on se le bricole seul dans son coin, on en est l’unique utilisateur, on saura toujours s’y retrouver, pas de problème. Non, je veux parler ici du tableau partagé entre plusieurs personnes dans une entreprise. Celui qui est né de quelques réunions de travail portant sur un sujet lambda et ayant abouti au verdict “bon, on va faire un tableau pour ça”. Le tableau servira à gérer ce sujet lambda, en sera la référence, le point de repère, l’outil de suivi. Le vrai, le grand, le beau. LE tableau.

Notons qu’on fait souvent ce tableau-là faute de mieux. Dans un monde idéal, il y aurait un outil conçu exprès pour le sujet lambda – logiciel préexistant ou développement propre. Mais faute de temps, ou faute de budget, ou simplement faute de pertinence par rapport à l’enjeu, on n’a pas recours à un outil spécifique : on fait juste un tableau.

Faire juste un tableau peut aller dans le mur avant même l’ouverture d’un tableur. Si la problématique est mal modélisée, ou si le délai imparti est trop court, ou si on donne au futur tableau des ambitions inconciliables, etc : le ratage est inévitable et même le plus grand expert Excel n’y pourra rien.

Mais supposons ici que ce n’est pas le cas : les réunions de travail ont rassemblé des gens qui connaissent leur métier, ils partagent une vision claire du sujet lambda, et on veut se donner les moyens de faire un bon tableau.

Pour parvenir au ratage, il ne reste donc plus qu’une solution : saboter le tableau lui-même.


Voici une liste des meilleurs moyens, selon moi, pour y parvenir.


  1. Ne pas formaliser de règle d’administration
Qui est-ce qui saisit des données dans le tableau ? À quels endroits du classeur ? Selon quelles règles ? A quelle fréquence ? Qui peut modifier la structure du tableau ? Ajouter des colonnes ou des lignes ? Ajouter des feuilles ? Fait-on des sauvegardes périodiques du classeur ? Qui est-ce qui s’en charge ? Etc... Laisser ces questions sans réponses est un bon moyen de transformer n’importe quel gentil tableau en un amas protéiforme d’idées pas forcément compréhensibles. Ou alors en no man’s land infréquentable.


  1. Ne pas expliciter la structure du classeur
Certains construisent des classeurs dont l’enchaînement des feuilles traduit la séquence des étapes d’une procédure. D’autres partagent avec N personnes un classeur de N feuilles, où chacun a son onglet. D’autres encore ont une logique distinguant les feuilles “bases de données” et les feuilles “synthèse”.

Le mieux est de se fier au hasard, créer des feuilles selon le besoin du moment et ne pas rationnaliser la structure de l’ensemble. Ca permet par exemple à quiconque de dupliquer une feuille pour y faire quelques tests puis d’oublier de la supprimer, de façon à ce qu’on ne sache plus laquelle est la bonne. Autre exemple : lorsqu’une feuille sert de base, générer un tableau croisé dynamique s’effectue par défaut dans une nouvelle feuille à gauche de la base. Pour peu qu’il y ait une autre base similaire juste à côté et qu’on génère plusieurs tableaux croisés dynamiques, on arrivera facilement à ne plus savoir facilement quel TCD vient de quelle base.


  1. Établir des liaisons externes
Les liaisons avec un autre classeur sont gérables quand on les établit dans un tableau dont on est le seul utilisateur, et qu’elles font un lien avec un classeur qu’on est aussi la seule personne à utiliser. À l’ouverture du fichier, une fenêtre d’alerte apparaît, rappelant que “ce classeur comporte des liaisons avec un autre classeur” et demandant si on veut mettre ces liaisons à jour ou non : ce n’est pas un problème puisqu’on est maître de tous les éléments.

En revanche, dès qu’il y a dans l’histoire un classeur partagé (celui qui nous occupe ou celui de référence), on a là un immense potentiel de confusion. En ouvrant le classeur, doit on actualiser les liaisons ou non ? Le classeur de référence est-il toujours là ? Est-il à jour ? Les liaisons sont-elles toujours valides ? Pointent-elles vers les bons endroits ? Et que se passe-t-il dans le cas où “non” est la réponse à la moindre des questions précédentes ? Les ennuis potentiels sont très intéressants : non seulement les liaisons sont délicates à manipuler mais en plus certaines ne sont pas faciles à repérer, notamment celles qui se cachent dans les plages de données-source de graphiques.


  1. Mélanger table de données et synthèse
Quand une feuille sert de base de données, plutôt que d’en faire des synthèses dans une autre feuille, il vaut mieux mélanger les deux. Par exemple : avoir une base sur un partie de la feuille et faire une synthèse à côté, comme ça on est gêné quand on veut retravailler la base, on doit faire attention à ne rien casser dans la synthèse. Encore mieux, l’inverse : une synthèse très visible au coeur de la feuille, avec une base plus ou moins cachée sur le côté, par exemple dans des colonnes masquées. Si on supprime des lignes entières de la synthèse pour la retravailler, on amoche la base dans la foulée. Et encore mieux : générer un TCD dans la même feuille que la base. Là, dès qu’on veut travailler sur l’un, on est gêné par l’autre..

Mais à mon avis le must est : mettre une ligne de totaux juste en-dessous de la base. C’est idéal pour perturber une synthèse ou un TCD, même dans une autre feuille !


  1. Utiliser des formules très longues
Excel permet d’imbriquer jusqu’à sept fonctions SI. Ca suffit pour se lancer dans des raisonnements aussi difficiles à comprendre qu’à reproduire. C’est intéressant dans la mesure où cette fonction, tout en traduisant un mécanisme de pensée des plus simples, ouvre la voie aux empilements les plus éblouissants. Autre fonction qui permet de belles constructions : la classique RECHERCHEV. Quand on lui demande d’aller rechercher une info dans une autre feuille (ou carrément dans un autre classeur), son écriture devient vite tentaculaire. Il suffit alors de lui greffer un raisonnement SI, pour monter des horreurs du type : “SI RECHERCHEV de ceci dans telle plage ne donne pas une erreur, alors RECHERCHEV de ceci dans telle plage, sinon on fait cela etc.”

Certes Excel 2007 a enfin proposé des fonctions qui évitent les doubles fomulations qu’on était obligé d’écrire pour gérer les cas d’erreur. Mais on peut malgré tout se lancer dans des formules de plusieurs lignes, même (ou surtout ?) si on a un écran large. Passé un certain niveau de complexité, les outils d’audit de formules ne sont plus d’un grand secours. Seule limite : les 32 767 caractères qu’accepte une cellule Excel. On peut y aller, c’est presque trois fois ce billet.


  1. Donner des noms inappropriés aux feuilles
Plutôt que d’utiliser le mot “base” dans le nom d’une feuille qui comporte une base, ou bien “TCD” dans le nom de celle qui contient un tableau croisé dynamique, c’est mieux de donner des noms compliqués ou bien imprécis, et pourquoi pas compliqués et imprécis. Excel limite malheureusement le nom d’onglet à 31 caractères mais ça laisse déjà de la place pour la confusion. À partir de là, les duplications de feuilles ouvrent deux voies de dérapage : soit on laisse le nom par défaut (si on crée une copie de la feuille machin chose, elle s’appellera machin chose (2), une nouvelle copie s’appellera machin chose (3), etc.) ce qui donne au classeur une allure de brouillon. Soit on choisit un nom très différent pour perdre de vue qu’il s’agit initialement de la même feuille. Évidemment, il ne faut surtout pas utiliser les couleurs d’onglet : cela permettrait par exemple de mettre en évidence des regroupements de bon sens entre plusieurs feuilles.

Les fautes d’orthographe sont évidemment un plus.


  1. Négliger la mise en page
Il y a mille et une façon de rater la mise en page d’une feuille. L’une d’elles est de faire cohabiter de près des tableaux très différents. Par exemple, mettre l’un au-dessus de l’autre des tableaux dont les largeurs de colonnes s’accordent mal : on a un premier tableau ne comportant qu’une seule colonne de critères textuels suivie de plusieurs colonnes de nombres, où chaque nombre est constitué de peu de chiffres ; juste en-dessous, on va mettre un tableau bourré de textes longs. On aura alors deux possibilités : ou bien on optimise les largeurs de colonnes selon le premier tableau, ce qui rend le second étriqué ; ou bien on élargit les largeurs de colonnes pour rendre le second tableau lisible, et le premier prend alors un air vide et décousu.

Autre possibilité : utiliser un coin de la feuille pour y faire des calculs que le quidam n’est pas censé voir : on fait donc ça en police blanche sur fond blanc, ou bien dans des colonnes masquées. Et un jour ou l’autre, en retravaillant le coeur du tableau on oublie qu’il y a ces formules cachées et on supprime des éléments par erreur. Il y a bien sûr une parade à ce risque-là : on laisse ces éléments un peu visibles (en police gris clair par exemple) et juste à côté on met un joli écriteau “ne pas supprimer”.

Et bien sûr, une piste classique et facile : ne pas s’occuper de la mise en page d’impression. Dans de très nombreux cas, on conçoit son tableau en orientation paysage : le format de nos écrans notamment nous y incite. Or, par défaut, l’impression se fait en orientation portrait, avec des marges de 2 cm à droite et à gauche. Avec les largeurs initiales des colonnes, seules 7 colonnes tiennent sur une page A4. Le moment où on imprime un tableau pensé “paysage” et où l’imprimante sort deux feuilles est toujours très agréable.


  1. Bâcler la mise en forme
Pas la peine de suivre le moindre principe esthétique : la charte graphique est une perte de temps qui sert uniquement à occuper les artistes. Les couleurs ne servent qu’à faire joli : on met du rouge pour les trucs importants, du vert pour ce qui est sympa, et du bleu pour équilibrer avec le reste. Par ailleurs, c’est bien de forcer sur les bordures :  noires, épaisses, omniprésentes. Plus il y a de lignes droites, plus ça fait mal aux yeux.

Penser aussi à mélanger plusieurs polices de caractère, de préférence des polices qui ne se ressemblent pas du tout. C’est une astuce ancienne pour briser tout résidu de lisibilité. Et perturber les alignements, par exemple en centrant les nombres d’une colonne, surtout si on n’harmonise pas les formats de nombre. Des tas de décimales qui trainent après la virgule d’un grand nombre, c’est du plus bel effet.


  1. Abuser des cellules fusionnées
Oui, fusionner des cellules permet de montrer qu’un titre concerne plusieurs colonnes. Il y a peut-être d’autre façons de faire ça (dans l’onglet Alignement des paramètres de format de cellule, une option d’alignement horizontal s’appelle “centré sur plusieurs colonnes”), mais la fusion de cellules présente de jolis avantages. Non seulement elle ralentit le travail (plusieurs raccourcis clavier de sélection ne peuvent plus être utilisés), mais en plus elle rend fastidieuse l’écriture de formules inter-feuilles.

Enfin, ça rend pénible les déplacements dans la feuille. Si par exemple on a eu la bonne idée de créer un grand titre en haut de la feuille et de fusionner les cellules sur toute la largeur du tableau, eh bien on n’arrivera plus à sélectionner cette fichue cellule sans rendre visible en même temps la première colonne du tableau.


  1. Faciliter la duplication du classeur
Last but not least, permettre la création de copies du classeur. C’est anodin si quelqu’un en crée une afin d’y faire quelques manipulations “pour voir” et la supprime ensuite. Ca l’est moins si cette copie n’est pas supprimée, ou bien si les quelques manipulations sur la copie aboutissent à l’idée que “c’est cette version qu’on va garder”, mais que l’originale n’est pas supprimée. Si des modifications sont ensuite faites séparément dans chacun des deux classeurs, ré-unifier le tout sera lourd. Et s’il y en a trois, ou quatre, ou cinq, ce sera encore mieux.

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